samedi 17 juillet 2010

Quand les internautes dictent l'actualité

LEMONDE | 13.07.10 | 15h59 • Mis à jour le 13.07.10 | 16h00

C'est un vieux fantasme de la presse et de l'édition : savoir précisément ce que le public a envie de lire à un moment donné. Pour vendre plus et attirer davantage les publicitaires. Il y avait bien jusqu'à présent l'examen a posteriori des ventes, les enquêtes de lectorat, le "flair". Mais ces coups de sonde ne permettaient qu'une analyse grossière.

Aujourd'hui, Internet et des outils statistiques tels ceux développés par Google (Google Trends,Google Analystics) donnent la possibilité de savoir sur quels articles les internautes "cliquent" le plus, quels sont les thèmes qu'ils cherchent sur les moteurs de recherche. Des informations d'autant plus précieuses que plus de la moitié du trafic arrive désormais sur les sites de contenus à partir des moteurs.

Surfant sur cette tendance, le groupe américain Yahoo!, le portail le plus populaire du Web, a lancé, mardi 6 juillet, un blog d'articles d'actualité aux Etats-Unis, "Upshot", dont une partie des thèmes est définie non par les rédacteurs, mais par un algorithme qui pointe les sujets les plus recherchés du moment. Objectif : "Maximiser l'audience, la monétisation suivra", résume James Pitaro, vice-président de Yahoo! Media.

Anticipant un potentiel économique, Yahoo! a par ailleurs acquis au printemps (pour 100 millions de dollars, soit 79,6 millions d'euros, selon des sources non officielles), une société américaine pionnière, Associated Content, qui a systématisé ce procédé : produire des articles en fonction des requêtes sur les moteurs de recherche, dans un but strictement mercantile.

Les spécialistes des médias numériques appellent ces prestataires d'un nouveau genre des "fermes de contenus" ou des "usines à infos"."Nous produisons du contenu low cost mais de qualité" reconnaît M. Pitaro. Une forme d'industrialisation de la "pige" traditionnelle.

Sur son site Web, Associated Content, qui revendique plus de 350 000 "contributeurs", promet aux internautes désirant écrire de leur faire gagner de l'argent, et à ses clients potentiels (sites de médias, comparateurs de prix, agences de voyages...) le contenu le plus "efficace" possible.

AOL, autre grand portail américain, a lancé sa propre ferme : Seed. Sur le même principe, la société californienne Demand Media fournit en vidéos YouTube et réalise le fil "voyages" du premier quotidien américain, USA Today. Fondée en 2006, elle aurait réalisé au moins 200 millions de dollars de chiffre d'affaires en 2009.

Des sociétés européennes veulent aussi investir ce créneau. Comme GoAdv, dont le PDG, Luca Ascani, pense avoir trouvé la formule gagnante : "Nous avons constitué une base de données de 16 millions de sujets pour lesquels il y a à la fois des demandes émanant des internautes et des annonceurs potentiels pour des publicités qui seront disposées en regard."

La plupart des contributeurs ne sont pas des journalistes professionnels mais "des gens passionnés par un sujet et qui savent bien écrire" : étudiants, retraités, chômeurs, femmes au foyer... Le tarif varie de 5 à 150 euros par article, selon sa taille, les qualités supposées du rédacteur, etc. GoAdv produit 15 000 "contenus" par mois en huit langues.

Sur un principe approchant, OverBlog, première plate-forme de blogs en France, veut lancer en septembre le site "les-experts.com", mettant à contribution son vivier de 1,5 million de blogueurs. Afin de constituer, très vite, une sorte de Wikipedia valorisé avec de la publicité, se concentrant sur des articles à visée générale ou pratique. Les contributeurs sont rémunérés avec un fixe, à réception de l'article, et une partie des recettes publicitaires vendues en regard de leurs productions. Chez Suite101, société canadienne présente en France, les auteurs sont rémunérés si les publicités associées à leurs articles sont "cliquées". Où s'arrête l'information, où commence la com ? "Les articles sont écartés quand ils sont promotionnels", assure Jérémy Reboul, directeur en France de Suite101.com.

Mais ces fermes ne vont-elles pas rivaliser avec les sites d'information plus classiques et capter une partie de leurs revenus publicitaires ? M. Ascani se défend de concurrencer les journalistes."Nos articles portent essentiellement sur les conseils financiers, les voyages, le shopping". "Nous n'irons pas vers l'actualité, le créneau est saturé", estime de son côté Frédéric Montagnon, PDG d'OverBlog. C'est pourtant bien ce que commence à faire Yahoo ! avec Upshot.

Pour Danielle Attias, consultante chez Greenwich Consulting, le modèle des fermes de contenus est sensiblement différent de celui des sites d'information : "Elles intéressent les annonceurs à la recherche d'un gros volume d'audience. Les publicités y sont vendues peu cher. Deux modèles vont émerger : des portails avec des contenus produits à bas prix. Et des marques de presse qui s'imposeront sur un créneau qualitatif et vendront la publicité plus cher."

Les sites d'information fonctionnant sur un modèle gratuit pourraient être tentés, eux aussi, de privilégier les sujets susceptibles de générer "du clic". Mais certains ont conscience que ce n'est pas de ces sujets qu'ils tirent leur crédibilité. "Nous savons quels sont les articles qui marchent bien, témoigne Pascal Riché, rédacteur en chef de Rue89. Le politique polémique, le people. Nous avons publié des reportages en Afghanistan qui ont eu très peu d'audience. En même temps, nos lecteurs apprécient que de tels articles trouvent place sur le site. Cela fait partie de notre image de marque."

Se lancer dans la course à l'audience peut même se révéler contre-productif. "Ce sont aussi les informations insolites, les scoops, qui font l'audience", prévient Pierre-Yves Platini, président duSocial Media Club, un club de réflexion sur les médias. "Les données statistiques qu'on recueille ne concernent que les sujets déjà traités. Or, les sujets insolites ou les exclusivités sont aussi mis en avant par les agrégateurs comme Google actualités", constate Alice Antheaume, responsable de la prospective à l'école de journalisme de Sciences Po. En février, elle a demandé à ses étudiants de ne rédiger que des articles dont les thèmes émergeaient sur les moteurs de recherche."Au bout de trois jours, ils n'en pouvaient plus d'écrire des sujets sur la neige, car la majorité des demandes des internautes portaient sur la météo !"

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